Lucarne Opposée
·9 mars 2025
Boca Juniors, anatomie d'une chute

Lucarne Opposée
·9 mars 2025
Ce 25 février 2025, l’impensable s’est produit : le géant argentin a été éliminé de la Copa Libertadores par l’Alianza Lima, modeste club péruvien qui, au cours de la dernière décennie, fût allègrement moqué pour sa « malédiction » : l’impossibilité de remporter le moindre match.
Pour comprendre l’ampleur de cette débâcle, il faut d’abord mesurer ce que représente la Copa Libertadores pour Boca Juniors. Après avoir investi plus de vingt millions de dollars lors du dernier mercato et après une saison précédente sans participation à la prestigieuse compétition continentale, l’objectif était clair : conquérir la Séptima, cette septième couronne tant convoitée. L’élimination précoce face à l’Alianza Lima de Guillermo Pipo Gorosito marque l’un des plus grands échecs des près de cent vingt ans d’histoire du club. Ce désastre symbolise la fin d’une époque et confirme que la situation peut toujours empirer : Boca s’est habitué à vivre sur le fil du rasoir, et la chance finit toujours par tourner. À Boca comme ailleurs, la réussite repose sur quatre piliers fondamentaux : les dirigeants, le staff technique, les joueurs et les supporters. Ces mêmes éléments sont aujourd’hui responsables de la chute. Si le résultat final surprend par l’ampleur de la défaite d’un tel Goliath, le processus, lui, était prévisible.
Juan Román Riquelme, légende vivante du club en tant que joueur, semblait intouchable jusqu’à cette élimination. Désormais, le chant « que se vayan todos » (qu’ils s’en aillent tous) l’inclut également. Malgré sa place éternelle au panthéon des idoles xeneizes, il ne bénéficie plus de ce filet de sécurité en tant que dirigeant. Lors du dernier mercato, Riquelme a tenté de corriger les erreurs accumulées pendant sa gestion, mais il était déjà trop tard. Bien que ce fut le meilleur mercato de son mandat – avec l’arrivée de joueurs de qualité pour combler certaines lacunes – Boca continue d’afficher des faiblesses structurelles évidentes. Il serait pourtant trop simple et injuste de remettre en question uniquement ses décisions récentes. L’achat onéreux d’Alan Velasco constituait un pari compréhensible dans un monde où trouver des talents différentiels est devenu un défi majeur face à la concurrence de marchés émergents aux ressources nettement supérieures. Le véritable péché de l’ère Riquelme et de son « conseil du football » réside dans l’accumulation, année après année, de joueurs problématiques, soit par indiscipline, soit par fragilité physique récurrente.
Sans code de conduite, sans politique de récompenses et de sanctions, tout devient équivalent. Ce sentiment s’étend à tous les recoins du club : tout est permis car il n’y a jamais de conséquences. Agresser un supporter, se faire expulser en finale de Copa Libertadores, écoper de deux cartons rouges consécutifs coûtant au club des éliminations importantes, oublier d’inscrire les nouvelles recrues avant une rencontre continentale... Tout passe, rien ne change. Cette gifle devait provoquer un séisme dans l’organisation interne d’un club qui doit professionnaliser ses différents départements. Une position inconfortable pour Riquelme qui devrait abandonner son orgueil pour s’entourer de spécialistes dans chaque domaine, cesser de sous-estimer le reste du monde et comprendre que pour être champion, il faut retrousser ses manches : le prestige du maillot et la gloire du passé ne suffisent plus.
Le choix des entraîneurs n’est pas anodin dans l’ère Riquelme. Fernando Gago représente le dernier maillon d’une chaîne de mauvaises décisions. Bénéficiant d’une construction médiatique qui a occulté les résultats mitigés de ses passages à Aldosivi et Racing, Pintita a ravivé les souvenirs de sa carrière de joueur pour revenir dans le club qui l’avait formé. Mais le mandat des entraîneurs de Boca est de plus en plus court : Gago, arrivé en octobre, n’a même pas eu le temps de susciter une fausse illusion qu’il se retrouve déjà sur la sellette. Les premières semaines ont été correctes, disposant d’une équipe plus que moyenne, Fernando Gago a réussi à grappiller de nombreux points. Malgré l’élimination en demi-finales de Copa Argentina face à Velez. Suffisamment pour se qualifier à la Copa Libertadores, ce qui n’était pas une mince affaire. Il a entamé la préparation estivale avec l’ambition de redessiner l’identité de jeu du club. Mais au-delà d’une préparation physique déficiente qui a entraîné plusieurs blessures, Gago a alimenté la confusion : jamais il n’a aligné le même onze de départ, ni même reconduit le même système tactique durant toute l’année 2025. Cette rotation permanente a fragilisé les individualités du groupe, comme ce fut le cas pour Lautaro Blanco et Milton Giménez. Contraint d’affronter des finales dès le début de la saison, l’entraîneur a lui-même été l’artisan de l’instabilité d’une équipe-type qui n’a jamais existé.
Sans interprètes consolidés, pas de plan de jeu cohérent. Gago se présente comme un entraîneur offensif, mais dirige une équipe désordonnée, sans connexions internes, incapable de générer des situations dangereuses malgré un arsenal offensif évalué à plusieurs millions de dollars. Avec des latéraux constamment projetés vers l’avant, l’équipe se contente de centres sans danger : face à Alianza Lima, Boca a effectué quarante-huit centres dans la surface. Gorosito a parfaitement exploité cette faiblesse en lançant de longs ballons dans le dos des défenseurs latéraux, notamment Marcelo Saracchi, qui a souffert face à la vitesse d’Eryc Castillo lors des deux confrontations. Alors que sur les réseaux sociaux, l’aura des grands champions est souvent célébrée, Gago incarne l’antithèse : l’image de sa tête baissée et déprimée pendant que ses joueurs tiraient les tirs au but décisifs en Libertadores révèle son état d’esprit. L’entraîneur, avec ses gestes exagérés et irritants, son regard perdu et sa posture affaissée, ne transmet rien. Et cette équipe de Boca est le reflet de son âme : sans révolte, sans voracité et sans conviction, elle s’est inclinée dans une nuit d’impuissance.
Boca est acéphale : une équipe sans leaders. Si l’époque triomphale de Carlos Bianchi s’était construite sur la personnalité de ses capitaines, ces désastres reflètent la fragilité mentale d’un groupe incapable de s’imposer dans les moments décisifs. C’est une crise d’identité collective mais aussi individuelle : personne ne réfléchit. Dans le meilleur moment de Boca face à Alianza Lima, une minute après avoir marqué le but du 2-1 par l’intermédiaire de Kevin Zenón et alors que l’équipe menaçait de submerger les Péruviens à la recherche d’un troisième but, Marcelo Saracchi a déclenché une échauffourée qui a refroidi l’élan des Xeneizes et permis aux hommes de Gorosito de respirer. C’est une constante : la brutalité confondue avec la vertu, le courage avec la violence, comme si la virilité qui constitue l’ADN bleu et or consistait à se battre systématiquement avec l’adversaire du jour.
Dans cette atmosphère confuse de La Ribera, même Edinson Cavani se dilue : terne, il s’égare dans des réclamations permanentes indignes de son palmarès et couronnant une prestation à oublier. Milton Delgado, milieu de terrain de dix-neuf ans qui compte moins d’une vingtaine de matches avec le maillot de Boca, a été le meilleur dans ce naufrage. Après avoir manqué la préparation estivale avec ses coéquipiers en raison de sa participation au Sudamericano U20, où il fut l’une des révélations de l’équipe vice-championne continentale, il a immédiatement intégré le onze titulaire. Remarquable contre Aldosivi, il a été élu homme du match face à Alianza Lima, le seul à avoir le caractère nécessaire pour assumer la conduite d’une équipe léthargique, lente et apathique. La Bombonera lui a réservé ses applaudissements lors d’une soirée brûlante. Mais l’indolence de Boca est insupportable, un mélange de désintérêt et d’indifférence. Tous trottinent, ne bougent pas pour recevoir le ballon et restent figés dans des zones où il est impossible de créer du danger. Pas de changements de rythme, de dribbles ou de passes décisives pour briser les lignes adverses. Pas non plus de démarquages ni de projections. Les joueurs ne se regroupent pas pour construire : quand un coéquipier cherche une option de passe au milieu du terrain, tous se précipitent vers le but adverse.
Dans un club endormi où la direction se repose sur ses lauriers d’anciens joueurs, où l’entraîneur ne transmet rien et où l’équipe manque de caractère, les supporters ont été contaminés par la somnolence. Le peuple xeneize est tombé excessivement amoureux de son soutien inconditionnel : l’exigence est minime et il n’y a pas de réaction. La vertu transformée en exagération pour se différencier des autres tribunes devient du cannibalisme. Depuis des années, leur plus grande fierté, avec une équipe souvent en-dessous des attentes, est de supporter pour le simple fait de supporter. Hors de question d’insulter ou de siffler. L’ennui des quatre-vingt-dix minutes atteint également les tribunes. On assiste à un changement d’époque prononcé chez les supporters de football, un symptôme qui touche tous les stades mais qui est encore plus évident à Boca, où l’Alberto J. Armando a su gagner des matches grâce à la poussée de son public dans des scénarios de totale adversité.
Mais cela n’arrive plus. Les tribunes ne sont plus réservées aux passionnés de football : aujourd’hui, aller au stade s’est transformé en une expérience « cool » à partager sur Instagram et à immortaliser sur TikTok. Sans supporters visiteurs, ce qui était dangereux est devenu « fashion ». Les prix prohibitifs, la crise générale, le filtrage et les magouilles pour exploiter le portefeuille des touristes ont progressivement écarté le véritable supporter. Et ce phénomène se traduit par un public qui ne comprend ni les moments ni la température du match. La crise d’identité touche aussi son peuple. L’exacerbation du cri « Booooooooooooca », la vacuité du slogan « Siempre mono nunca sapo » (« Toujours singe, jamais crapaud ») et la conviction narcissique qu’« ici on n’insulte pas » sont autant de satisfactions minimales et insignifiantes pour un géant mondial comme Boca. L’invasion des classes supérieures qui exagèrent leurs racines populaires pour appartenir à l’un des mouvements populaires les plus importants du monde, avec la bouteille coupée et le fernet 70/30, fait également partie du problème. Depuis la relégation de River en deuxième division en 2011, le supporter a assumé un rôle inédit : rien n’est grave, car descendre serait pire. Et depuis les gradins, pas de réaction non plus. La barra brava, autrefois celle de « l’Abuelo », s’est transformée en business, comme toutes celles du football argentin. Plus préoccupés par la promotion de leur restaurant à Puerto Madero et par leurs image publique avec différents streamers, ils ne rompent pas la monotonie et étouffent même les timides protestations que les supporters lancent dans les situations qui le méritent.
Si l’on s’attendait à la démission de Gago, ou à son éviction après un tel fracas, rien de tel ne s’est produit. La conséquence directe a plutôt été une profonde remise en question. Désormais, chaque match représente un couperet et la moindre contre-performance risque de provoquer de nouvelles tensions. Paradoxalement, Gago a su rebondir. Copieusement sifflé lors du match face à Rosario Central — rencontre que Boca a pourtant largement méritée de remporter — il a enfin stabilisé son onze de départ face à Central Córdoba, obtenant ainsi une cinquième victoire consécutive en championnat. Plus étonnant encore, Pintita a dû renoncer à son système de jeu privilégiant systématiquement les ailiers pour revenir à ce qui avait fait ses preuves en fin d’année précédente : le double numéro 9. Un pragmatisme inattendu qui tranche avec son entêtement antérieur. Malheureusement trop tard. Malgré ce redressement en championnat, rien ne pourra faire oublier cette piteuse élimination en Copa Libertadores. La blessure est trop profonde, la cicatrice trop visible. Pour les supporters comme pour les dirigeants, le mal est fait. Et dans l’histoire centenaire d’un club aussi prestigieux que Boca Juniors, les échecs de cette ampleur ne s’effacent jamais complètement.
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